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Au fil du regard, Alice Fleury, Entretien avec susanna Fritscher
Alice Fleury
2017

Alice Fleury

Für die Luft est l’installation centrale dans le patio, composée de huit pans de fils de silicone suspendus depuis la verrière jusqu’au sol. Quand le visiteur pénètre dans cet espace, il n’appréhende pas d’emblée l’agencement d’ensemble. Il perçoit un réseau à la fois dense et transparent de fils qui se superposent, se juxtaposent, se mélangent. La structure supérieure permet de comprendre la façon dont l’œuvre est construite. Comment avez-vous appréhendé l’espace du patio ? Comment avez-vous conçu cette grille qui répond et bouleverse complètement sa perception ?

Susanna Fritscher

Il y a là plusieurs questions. La grille redéfinit la trame de l’espace par des pans composés de fils. Selon les différentes perspectives, ils s’alignent et forment des lames ondulantes ou se dissolvent en une multitude de traits lumineux, qui oscillent selon nos déplacements ou vibrent dans l’air.Il s’agit de brouiller le regard mais, en même temps, il est important de remarquer que ce qui nous trouble ne relève pas d’une illusion. Quand on lève la tête, on comprend que de multiples fils sont tendus entre une structure suspendue au plafond et une autre posée au sol. Ce que nous voyons ne nous échappe pas, nous le comprenons. Pourtant, nous sommes troublés. Le trouble visuel n’est pas un effet, il est ancré dans la réalité.

AF    C’est la première fois que vous travaillez avec des fils de silicone. Précédemment, au Frac Franche-Comté en 2014, puis à l’Espace de l’art concret à Mouans-Sartoux en 2015, vous avez utilisé des fils de polyester accrochés en pans horizontaux. Comment votre choix s’est-il porté sur ces fils de silicone ? Pouvez-vous me dire ce que cette nouvelle matière change dans votre travail ?

SF    Les premiers fils sont des multi-filaments en polyester, ultra-fins, d’à peine un dixième de millimètre, très fragiles, que je tends horizontalement de mur à mur à la hauteur du regard. À la limite du visible et denses à la fois, ils captent la lumière, la révèlent, la font flotter au milieu de l’espace.

Les fils de silicone sont des fils souples et élastiques, qui vibrent au moindre contact ou courant d’air. Cet effet est doublé par l’oscillation de la lumière. Par la synthèse du mouvement visuel et du mouvement réel, ils augmentent l’impression de volatilité et d’incertitude de l’ensemble.

AF    Comment est née l’idée de « remplir » le patio avec ces fils ?

SF    Avant Für die Luft, j’ai expérimenté le geste de « remplir » dans plusieurs installations. Je pense, par exemple, à la coulée de silicone que j’ai réalisée sur le sol de la cour du Frac Lorraine à Metz en 2010, à Weisse Reise, au Frac Franche-Comté, où j’ai déroulé un film transparent et vaporeux dans toute la salle d’exposition, et à Split/the eyes à l’Espace de l’art concret à Mouans-Sartoux, où j’ai tendu une nappe horizontale de fils qui coupait le regard à la hauteur d’œil…

En remplissant l’espace ou en répétant l’un de ses éléments formels – ici la grille du patio –, je me libère de la contrainte de tracer une limite à l’œuvre, de lui donner une forme. Elle est limitée par l’espace, elle en fait partie. Sans limites, elle ne fait qu’un avec son environnement si bien que le geste de fabrication ne doit pas être visible. Un véritable défi dans cet espace de 500 mètres carrés et de quinze mètres de hauteur ! Le déroulement du fil en continu permet d’épouser cet immense volume sans aucune rupture et sans qu’on n’ait l’impression d’un « assemblage » ou d’une « construction ».

Ce fil translucide et sa capacité à se transformer en éclats de lumière répondent évidemment aussi à la grande verrière qui domine la salle. C’est elle qui m’a imposé la verticalité des fils, alors que précédemment je les tendais toujours horizontalement.

AF    Au premier regard, on ne peut pas appréhender l’œuvre dans sa globalité…

SF    Si, c’est essentiel. Nous sommes dans l’œuvre.

AF    Mais c’est l’espace qui crée l’œuvre ?

SF    Non, c’est l’attention au lieu et le fait d’intégrer ses éléments. Il s’agit d’une stratégie qui a pour but de mêler œuvre et environnement, de perturber et de modifier notre regard et nos sensations, d’inscrire une incertitude.

AF    L’agencement, la structure sont créés par l’espace. Si vous aviez été ailleurs, tout aurait été différent ?

SF    Oui et non. Les partis pris à l’œuvre dans mon travail sont au cœur de mes réalisations, mais chaque espace impose de nouvelles exigences et donne lieu à de nouvelles recherches et expérimentations.

AF    Les deux aspects sont là. Certains éléments préexistent et d’autres proviennent d’un contexte.

SF    Oui, le contexte déborde et bouscule les recherches.

AF    Le spectateur est actif. Il élabore son parcours, entre dans un volume formé par des fils, s’arrête, ressort, poursuit son chemin, revient en arrière. Il est dans l’œuvre qui se révèle à ses yeux au gré de ses déplacements et selon une infinité de combinaisons possibles. Il peut en outre sortir complètement pour prendre du recul dans les coursives ou monter dans les petites galeries au premier étage mais, où qu’il aille, la perspective et les distances dans l’édifice semblent perturbées. Chacun va vivre son expérience propre dans cette œuvre. C’était l’effet recherché ?

SF    Oui. Les possibilités de l’aborder sont ouvertes. Il n’y a pas ni parcours ni sens. L’installation se découvre au travers d’une promenade. Croiser d’autres visiteurs participe à l’œuvre. Nous découvrons la pièce grâce à une autre personne qui s’éloigne et disparaît derrière les fils que ses pas font vibrer… Finalement, celui qui traverse l’œuvre la révèle aux autres visiteurs.

AF    Cette dimension immersive fait partie intégrante de l’expérience de l’œuvre. N’est-ce pas un aspect de plus en plus prégnant dans votre travail, à l’Espace de l’art concret à Mouans-Sartoux, mais surtout avec Weisse Reise au Frac Franche-Comté ?

SF    Oui, l’œuvre est un environnement, elle nous enveloppe. Il n’y a pas de dehors, mais des plis, des rideaux, des rubans, des réseaux, des faisceaux… Le déploiement des limites est infini.

AF    Je voudrais revenir sur les fils. En fonction de la déambulation du spectateur, une énergie optique et vibratoire émane de ces lignes tendues dans l’espace, à la manière des effets de certaines œuvres de l’art cinétique. À cet égard, elles rappellent les Pénétrables de Soto. Cependant, conçus à l’échelle du corps et constitués de tiges de plastique, ces derniers ne sont pas, à de rares exceptions près, réalisés spécifiquement pour un lieu. Est-ce que l’art cinétique est quelque chose qui vous intéresse ?

SF    Les pièces de Soto sont très belles. Elles ont une indépendance que les miennes n’ont pas. Je les relie davantage à un travail pictural, alors que mes installations sont entièrement liées à l’espace.

AF    Le fil conducteur de cette exposition est l’air. Il devient visible, palpable, mais il est aussi audible. C’est assez évident dans les Souffles où il est capturé dans du cristal. Les fils tendus et serrés le rendent tangible, il circule dans le patio. Enfin, le dispositif suspendu aux quatre coins des coursives produit du son, grâce à lui, il vibre dans des tubes en rotation… L’air est-il un matériau nouveau dans votre travail ?

SF    Mes pièces sont souvent décrites par leur aspect aérien. L’air n’est pas un thème mais un véritable matériau, comme pour la série des Souffles en cristal, réalisée avec les artisans de la cristallerie Saint-Louis en 2014. Cette œuvre matérialise le souffle de l’artisan qui produit leur forme. Ces sculptures fragiles ont été créées au même moment que les premières pièces sonores, produites avec la soprano Helia Samadzadeh à partir de textes de Charles Pennequin, qui relient l’air et l’audible. Une autre pièce : blanc commence par un mouvement de la bouche, un claquement de la langue. Le souffle de la chanteuse amène à la voix qui, imperceptiblement, se transforme en chant.

AF    Ce travail sur le son vous intéresse depuis quelque temps. Toutefois, il a été poussé encore plus loin à Nantes, me semble-t-il. Cet aspect ouvre-t-il de nouvelles pistes dans votre travail ?

SF    Le travail du son s’est radicalisé dans la mesure où il n’y a plus de support, ni de texte ni de voix, mais des éléments qui, par le contact avec l’air et son accélération, produisent du son. Il est question de colonne d’air, de fréquence, de vibration sonore. Une entrée dans la matière sonore.

AF    La dimension sonore en effet est vraiment essentielle ici avec ces quatre pièces qui tournent simultanément ou non et que l’on entend aussi dans la pièce centrale sans forcément que l’on puisse les voir…

SF    La vibration tactile et lumineuse de l’installation du patio se poursuit dans une vibration, un battement sonore. L’ensemble de l’exposition est en mouvement.

AF    Pour ce projet, vous avez collaboré avec plusieurs partenaires : une ingénieure pour l’étude de la structure suspendue à la verrière, une entreprise qui a fabriqué et posé cette structure, une autre qui a produit les fils. Vous travaillez souvent avec des entreprises extérieures au monde de l’art et vous utilisez fréquemment des matériaux provenant du domaine de l’industrie que vous déplacez pour d’autres usages.

SF    La relation aux entreprises est entrée à l’atelier avec ma participation à des projets architecturaux de grande envergure : façades pour trois bâtiments scolaires à Genève, cours lumineuses et passerelles d’embarquement à l’aéroport de Vienne, plafonds pour les Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine… Si ces projets ont permis des relations avec des architectes, des ingénieurs ou des paysagistes, ils ont aussi déplacé le lieu de production des œuvres de l’atelier à l’industrie. Pour chacun d’entre eux, il s’agissait d’adapter, de détourner ou d’inventer un produit sensible, hors des standards, et de le développer au sein d’une entreprise. Un réel échange s’est établi. Pour avancer, je devais mieux comprendre la technologie et, en même temps, faire sortir l’entreprise du champ de ses savoir-faire.

AF    Il est également important de souligner que les matériaux que vous utilisez ne sont pas des produits issus de l’industrie du luxe.

SF    En effet. Le cercle de mes relations avec les entreprises du bâtiment s’est élargi en raison des exigences propres aux installations. Le fil très fin de silicone a été développé par une entreprise de Barcelone, qui, par ailleurs, produit des profilés. Le,grand « rideau » de Weisse Reise a été réalisé par un grand industriel du plastique…

AF    Ce processus est le même que pour les Souffles ?

SF    Oui, c’est grâce à la Fondation d’entreprise Hermès que j’ai été introduite aux cristalleries Saint-Louis. Je voulais interrompre le processus de production des formes et montrer ce qui les crée : le souffle des artisans.

AF    Pour obtenir ces formes, les souffleurs ont dû en quelque sorte désapprendre la manière dont ils travaillent.

SF    Le parti pris de ne pas connaître la forme au préalable les a énormément déroutés, mais ils se sont prêtés au jeu et se sont interrogés au sujet de leur technique, à l’idée de la dépasser et de la remettre en question. Il fallait arriver à une grande liberté !

Pour les fils, cette entreprise espagnole a développé un outil particulier pour arriver à cette finesse, alors qu’elle pensait tout d’abord que c’était impossible à réaliser. Il s’agit pour eux comme pour moi de repousser les limites du matériau, de la matérialité.

AF    À la limite de l’immatérialité ?

SF    Immatérialité résultant aussi d’un travail très matériel, se préoccupant du matériau, de ses composantes et de la technologie.

AF    Oui, on le voit d ‘ailleurs dans le montage qui est très long et assez complexe.

SF     L’œuvre est tout sauf un objet. Pendant le temps du montage de l’exposition, le patio du musée s’est transformé en atelier, où les recherches préalables, les maquettes, les tests et les prototypes ont été élaborés à l’échelle de cet espace. Cette réalisation « en direct » participe à l’expérience que l’on fera dans l’œuvre, à son aspect inattendu « d’être là ».