button open menu
En Fr

Autant en emporte le vent
Philippe-Alain Michaud
2017

Les œuvres de Susanna Fritscher sont toujours pensées à partir du lieu dans lequel elles s’inscrivent, manière de penser la forme non plus à partir de son contour, mais de sa puissance à altérer le milieu dont elle perturbe la neutralité et la stabilité. Le dispositif que l’artiste a conçu pour le Musée d’arts de Nantes ne déroge pas à la règle, il la radicalise même et la complexifie. Dans cette suite d’installations achromes, où rien ne fait image, il s’agit d’annuler l’espace ou de le « souffler » – en le dématérialisant, en le suggérant, en le gonflant –, d’isoler le spectateur dans une perception sans objet, au lieu où l’expérience du visible se confond avec celle de la vision.

Le rez-de-chaussée du musée, quatre galeries entourant un quadrilatère à deux niveaux, couvert d’une verrière et éclairé par une lumière zénithale, a été investi dans sa totalité. Dans la galerie située à l’entrée principale, cinq bulles de cristal exposées dans des vitrines : elles ont été produites par des souffleurs auxquels l’artiste a demandé de désapprendre leur technique pour trouver – ou retrouver – la manière de réaliser leur propre geste : en inclinant les cannes à la verticale, en conservant le caractère hétérogène de la masse en fusion, en chauffant le point de détachement jusqu’à ce que la pièce se détache d’elle-même… Restent des sphères irrégulières d’une fragilité extrême sans autre forme que celle du souffle qui les a générées. Aux quatre coins des galeries périphériques, quatre installations sonores composées respectivement de deux, trois, cinq et six tubes de Plexiglas® poncés d’une longueur de deux mètres, liés à un moteur rotatif silencieux dissimulé dans le plafond, se mettent doucement en rotation. En accélérant, ils s’élèvent et se transforment en disques horizontaux flottant dans l’espace. L’accélération graduelle du mouvement des pales produit un timbre sonore, à la manière d’un rhombe, qui se complexifie à mesure que la fréquence fondamentale produit des harmoniques plus aigus. En même temps que le contour des tubes disparaît, la forme se dématérialise et se transforme en son : l’expérience spatiale est ramenée à un jeu de vibrations, soit, à nouveau, à l’expérience d’un souffle.

En 1942 à New York, Marcel Duchamp déployait dans l’exposition First Papers of Surrealism ses Sixteen Miles of String, un jeu de fils intriqués empêchant la libre circulation des visiteurs tout en stimulant leur vision : « Ce n’était rien, déclare Duchamp. On peut toujours voir à travers une fenêtre, à travers un rideau, épais ou pas, on peut toujours voir à travers si on veut, c’est la même chose ici 1 . » Si, dans l’installation que Susanna Fritscher a conçue pour le patio du musée, Für die Luft, il est encore question de « voir à travers », à la toile d’araignée et au dispositif d’empêchement conçu par Duchamp, l’artiste oppose une installation immersive. Huit éléments composés de 350 kilomètres de fil de silicone ultra-fin (fil translucide, d’un diamètre de 1,1 x 0,75 millimètres fabriqué par extrusion) forment une grille vibratile et élastique qui reprend la structure de l’architecture dont elle donne une sorte de déduction immatérielle : seize carrés égaux dans lesquels sont ménagés des vides (trois par carré) qui permettent aux visiteurs de circuler dans une abstraction tridimensionnelle. Les fils, légèrement ovoïdes, espacés de huit millimètres, ont été vrillés, interdisant la formation des lignes: en lumière rasante, ils tombent comme une pluie d’or, à la manière des filaments dorés de Tteia, la sculpture environnementale à laquelle Ligia Pape, entre 1977 et 2000, n’a cessé de travailler. Mais au-delà de l’œuvre ultime de l’artiste brésilienne, c’est à celle d’un autre artiste sud-américain, Jesús-Rafael Soto, que l’œuvre in situ de Susanna Fritscher fait indirectement écho. En 2001, dans un entretien avec Ariel Jimenez, Soto évoquant la genèse de ses œuvres dans l’espace qu’en 1967, dans le numéro 3 de la revue Rhobo, Jean Clay avait baptisées Pénétrables, expliquait qu’il avait cherché à se mettre « à l’intérieur de la vibration » produite par ses premières œuvres composées de feuilles de Plexiglas® : « C’est ce que j’ai fait à la Biennale de Venise de 1966, même si [l’œuvre] n’était pas véritablement pénétrable. J’ai pris un coin [de la salle du pavillon du Venezuela] et je l’ai couvert de tiges, en essayant d’envelopper le spectateur. Ainsi, en 1966-1967, l’idée du Pénétrable a graduellement émergé, mais c’est en multipliant les tiges jusqu’à ce qu’elles couvrent entièrement l’espace et deviennent une œuvre autonome 2 . » Comme les Pénétrables de Soto, l’œuvre de Susanna Fritscher associe deux types de vibrations : l’une, optique, produite par le mouvement du regard des visiteurs qui traversent les parois translucides et se modifient en fonction des angles de vision ; l’autre, physique, produite par le mouvement de l’air et de la lumière passant à travers les fils.

À la fin du XIXe siècle, dans ses Premiers Principes, Herbert Spencer entreprend de construire une théorie ondulatoire du monde, reconnaissant dans tous les objets réputés statiques l’action de courants impalpables se propageant jusque dans l’univers des solides. C’est ainsi, avance le philosophe anglais, que lorsqu’on agite un bâton vigoureusement dans l’eau, « on sent, aux battements qu’il communique à la main, qu’il est en vibration 3 ». Après avoir décrit les effets que le vent produit sur les voiles des bateaux, Spencer écrit : « S’il survient une rafale, la vibration qu’on sent, quand on saisit avec la main les cordages, montre que tout le gréement vibre ; en même temps, le grondement et le sifflement prouvent que, dans le vent même, il se fait de rapides ondulations 4. » Aucun rythme n’est simple : il résulte toujours de plusieurs forces agissant simultanément, qui génèrent des ondes se propageant à une allure plus ou moins rapide ; à côté des rythmes primaires surgissent alors des rythmes secondaires produits par la coïncidence et l’antagonisme périodiques des primaires. Il se forme ainsi des rythmes doubles, triples et même quadruples, dont la combinaison in fine vient constituer un monde. Conformément à l’intuition de Spencer, dans l’installation de Susanna Fritscher, le monde ne disparaît pas : il se réduit à des souffles d’air et de lumière qui, à la rencontre des fils de silicone tendus, produisent une réaction rythmique, à la manière des ondes brillantes qui apparaissent dans les aurores boréales et sont la preuve « que le courant n’est pas uniforme, mais qu’il résulte de jets d’une intensité plus ou moins grande 5 . Dans l’abstraction de Für die Luft, cet espace soufflé ou livré au souffle, on voit ainsi se reconstituer l’apparence des sensibles que Spencer décrivait comme un complexe de flux intangibles : le frissonnement des feuilles et l’oscillation des branches, le balancement des arbres exposés au vent, le mouvement d’élévation et d’abaissement des brins d’herbe et des tiges desséchés, les rides qui se forment à la surface des ruisseaux peu profonds et se résolvent en motifs ondulatoires indéfiniment renouvelés… Et lorsque le philosophe évoque l’hélice d’un steamer qui, passant d’une rotation lente à une autre plus rapide, communique un tremblement à tout le navire ou encore le son qui résulte du frottement de l’archet sur la corde de violon et nous montre des vibrations produites par le mouvement d’un solide sur un solide, on retrouve l’intuition moniste qui anime les mobiles circulaires installés par Susanna Fritscher aux quatre angles du musée : des dispositifs de dématérialisation des formes, où le registre du visible fusionne avec celui de l’audible. C’est ainsi que les intervalles périodiques de son et de silence qu’en acoustique on appelle des « battements » rejoignent la ressemblance et la dissemblance périodiques des ondulations de l’air qui produisent par intervalles des variations d’intensité dans la diffusion de la lumière.

À l’étage supérieur du musée, à l’intérieur des collections permanentes, l’artiste a installé, comme une ponctuation ultime, un télescope qui permet de cadrer, en contrebas, un détail de ce cosmos sans apparence, dont elle a reproduit la structure. Or, cette découpe pratiquée dans la trame du visible ne permet pas seulement d’en isoler un détail, elle donne aussi à voir sa disparition en acte : progressivement, l’image qui apparaît dans le viseur s’efface ; ce que le regardeur aperçoit n’est pas l’image de la réalité, mais une image d’image produite par une caméra couplée au télescope qui s’inscrit dans le viseur, image qu’un programme conçu à cet effet fait peu à peu disparaître. Le dispositif, associant cadrage et disparition, prend ainsi une fonction méta-discursive : installé en surplomb de l’installation, il est l’instrument de son commentaire distancié et lointain. Comment alors ne pas voir dans ce télescope un avatar de celui que Spencer, encore une fois, évoquait comme un instrument capable de nous révéler la manière dont les impulsions qui nous traversent se propagent aux objets qui nous entourent sous forme de flux (« Trembler, c’est exécuter un mouvement rythmique […]. Il n’y a qu’à regarder dans un télescope d’une forte puissance pour se convaincre que chaque pulsation du cœur communique une oscillation à toute la chambre 6 »), flux vibratoires dans lesquels Susanna Fritscher nous invite à nous orienter, c’est-à-dire à faire l’expérience physique, au-delà du chaos des apparences, de la récurrence, de l’ordre et de la régularité ?

« Si le mouvement ne peut être uniforme, en l’absence d’accélération ou de retardation continuée durant un temps infini (résultat qu’on ne peut concevoir), il n’y a pas d’autre choix que le rythme 7. »

 

 

 

1 – « It was nothing. You can always see through a window, through a curtain, thick or not
thick, you can see always through it if you want to, same thing here. » Marcel Duchamp, cité in Lewis Kachur, Displaying the Marvelous, Cambridge Mass., MIT Press, 2003, p. 183.

2 – Ariel Jimenez, Conversaciones con Jesús Soto, Caracas, Fundacion Cisneros, 2005, p. 174, cité et traduit par Jean-Paul Ameline, Soto, collection du Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne, Paris, 2013.

3 – Herbert Spencer, Les Premiers Principes (Londres, 1862), chap. X, « Rythme du mouvement », traduit en français par Émile Cazelles, Paris, Alcan, 1894, Hachette, BnF livres, s. d., p. 227.

4 – Ibid., p. 226.

5 – Ibid.

6 – Ibid., p. 228.

7 – Ibid., p. 230.