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En Fr

Il y a blanc de titre
Jean-Luc Nancy
1994

II y a blanc de titre et c‘est peut-être ainsi que ça commence. Quoi ? On ne peut pas le dire. On ne peut pas dire au commencement ce qui commence. On ne peut même pas dire au commencement que ça commence. Quand on le dit, quand on dit « ça commence », c‘est déjà commencé et c‘est par conséquent déjà fini de commencer : ça commence à finir. On ne peut pas dire où ça commence, ni quand – ce qui est la même chose, une même chose d’espace-temps qu’on ne peut pas dire.

Mais cela ne veut pas dire qu‘il faudrait le taire, ni que le blanc de titre correspondrait à une immobilisation religieuse à l‘entrée d’un sanctuaire. Cela ne veut pas dire qu‘il faudrait réserver et préserver le secret de ce commencement et de cette fin de commencement – de cette fin qui commence en lui plus avant que lui, de cette fin qui commence le commencement, qui entame son ouverture. Cela ne veut pas dire qu’il y aurait là un mystère silencieux, et qu’il faudrait contempler dans le silence.

Car ce qu’il y a là n’est rien, n’est pas quelque chose qui aurait lieu, ni dans l’espace-temps du monde, ni hors de lui et comme dans un autre monde hors de ce monde-ci. Ce qu’il y a là, c’est l’ « il y a », c’est l’avoir-lieu lui-même, ce n’est pas quelque chose, c’est le commencement-et-fin de quelque chose. C’est « Il y a » soi-même et en personne, autant dire : personne ni aucune chose, mais la chose elle-même, telle qu’en elle-même le paraître la noie – et la chose y consent.

On ne peut pas le dire, parce qu’il n’y a rien à dire: rien du tout, rien d’une totalité qui serait de substance et de forme, de surface et de fond, de commencement et de fin, et rien par conséquent d’aucune partie d’un tout qui s’est absenté dans la présence. On ne peut même pas dire qu’on ne peut pas le dire. Celui qui viendrait dire ici et maintenant qu’on ne peut pas le dire, celui-là devrait être venu d’ailleurs et avoir déjà dit ou entendu dire, ailleurs, ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire. Il devrait avoir le savoir de ce monde et d’un autre monde, de ce sens et d’un autre sens, de ce dire et d’un autre dire qui consisterait à se taire. Mais ici et maintenant personne n’est déjà venu. Ça vient seulement, et ça commence. Ça finit justement de venir d’ailleurs et de se précéder dans un passé. Le passé lui-même est passé (c’en est fini de finir, autant que de commencer), c’est-à-dire qu’il ne s’est rien passé – et on ne peut même pas dire qu’il ne s’est rien passé « encore », car il n’y a aucun espace-temps pour un tel « pas encore ». Il n’y a pas eu de veille, pas d’attente, ni de préparation, ni de genèse, ni de promesse, ni d’angoisse. Et cela même, qu’il n’y a rien eu, n’est rien qu’on doive taire, puisqu’il n’y a rien là qui serait à dire ou à taire. Il n’y a pas de « là », pas de « là-bas » caché, perdu, absent. Il n’y a pas d’absence. Ou bien, c’est l’absence même en présence. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas dire «on ne peut pas le dire ». Il n’y a ni impossibilité de parler, ni obligation de silence. Ce qui signifie qu’il n’y a ni aphasie, ni extase, ni inhumanité, ni religion. Il y a que ça commence – cela même, très exactement : le commencer-ici-et-maintenant sans ailleurs, ni passé, ni futur. Cela par quoi il y a un « ici-et-maintenant ». Il n’y a pas à le taire, et n’y a donc pas non plus à le dire, comme si c’était quelque chose de posé là, devant mon intention de dire, comme une chose inerte, informe ou obscure, qui attendrait qu’on vienne la saisir et la pétrir de signification. Il n’y a pas du sens caché, ni une machine faite pour l’exprimer. Le sens qu’il y a là est disposé tout autrement : comme une évidence, comme l’évidence de quelque chose qui se montre et qui se dit, qui se dit en se montrant.

Il n’y a rien à dire : il y a commencement, et donc tout à la fois, tout d’un coup, dans le blanc de titre, la chose et le dire et leur « il y a ». Le « il y a » en tant que le « à la fois » de la chose et de son dire. Le sens en tant que le sens de l’être-là. Il n’y a pas « à dire» ce sens-là, mais il y a dire et chose à la fois. La manifestation est elle-même dire et chose à la fois: profération d’une présentation, présentation d’une profération. Il n’y a pas la chose d’une part, et d’autre part le dire. L’avoir-lieu de la chose, son commencement-et-fin, est à la fois dire et chose. C’est la même «chose» : mais différente en elle-même.

Ainsi, par conséquent, on dit, ça se sera dit cette fois: « il y a blanc de titre ». Cette fois, c’est-à-dire: à l’occasion de cette peinture de Susanna Fritscher. L’occasion, la rencontre, ce qui n’a ni commencement ni fin, ce qui tient tout entier dans l’instant, un battement entre deux séries, entre chose et dire, entre lieu et lieu. Le battement d’une ouverture, comme on dit en musique une «ouverture» : une partie où se retient le tout, où le commencement prend son thème dans la fin, une cadence ou une mesure qui se retire de la succession, qui ne se mesure pas selon le continu, qui rompt le continu avant qu’il ait continué.

« Il y a blanc de titre » n’est pas une phrase, et ce n’est pas non plus un silence. Ce n’est pas une phrase bien formée, il lui manque une syntaxe, et avec celle-ci, il lui manque du sens. Mais ce n’est pas pour autant un mystère, ce n’est pas un autre sens pour initié, pour visionnaire ou pour devin. C’est un commencement – et qui donc pourrait être initié au commencement? C’est le commencement tout à la fois d’un dire et d’une chose, l’un et l’autre blancs au lieu de leur titre: ne se désignant pas, ne renvoyant pas l’un à l’autre. Ne faisant pas de sens, disant pourtant ce qui est plein de sens : voici, il y a.

Lorsqu’il y a un titre, il faut que de deux choses l’une ait précédé: ou bien la chose-chose, avec en elle quelque chose qui aurait commencé, initié quelque chose d’un sens à proposer, à indiquer ou à évoquer; ou bien la chose-dire, avec en elle quelque indication ou signification d’où la chose aurait pris son élan. Mais ici ni l’une ni l’autre n’a commencé, l’une et l’autre ont fini ensemble, à l’intersection d’une peinture et d’un propos, à cette intersection qu’il n’y a ni à peindre, ni à dire, et qui fait l’ouverture de l’une et de l’autre chose, ou plutôt l’ouverture de ce qui les sépare – Ie jeu lui-même de l’intersection. Et c’est bien à cette ouverture que l’une et l’autre chose est chacune ouverte pour soi comme avec l’autre. C’est au battement commun d’un blanc de titre.

« Il y a blanc de titre » ne sert pas de titre pour suppléer à l’absence de titre donné par Susanna Fritscher. (Notez-le, cela même peut s’écrire de deux manières: ou bien «l’absence de titre donné », ou bien « l’absence de titre donnée ». Elle n’aura pas donné de titre, ce qui peut aussi revenir à en garder un secret, ou bien elle aura donné pour titre l’absence et le blanc de titre. Peut-être la peinture donne toujours l’absence au titre, et l’écriture un titre à l’absence). Ce n’est pas une suppléance de titre, ni un titre par défaut. Cela indique – mais n’indique pas – cela expose – mais sans montrer – cette absence elle-même en tant que le commencement de la chose. La peinture en tant que commencement de la chose. La peinture vient là où les titres finissent, si du moins les titres ont vraiment pour fonction de dire ce que c’est que cette peinture, d’où elle vient, où elle va, ce qu’elle veut dire. (Mais on sait bien qu’il n’en est rien, et que les titres ne disent jamais rien que leur propre intersection avec la peinture, qui pour sa part ne dit rien mais touche seulement au bord des titres, y touche par son retrait. En ce sens, tous les titres sont blancs, sont des blancs de peinture. Et c’est la même chose pour les titres des choses écrites.)

«Il y a blanc de titre» – n’est à la place d’aucun titre absent. Cela n’évoque ni ne mime aucun sens retenu, détenu par Susanna Fritscher ni par quiconque. Si c’était, malgré tout, à la place de quelque chose, ce serait seule­ment à la place du nom de S. F. Mais à la place d’un nom propre, il n’y a rien, il n’y a pas de place. La place d’un nom propre n’est elle-même que l’espace-temps d’un commencement, l’espacement d’un temps, le temps d’un espacement: la naissance de cette femme.

« II y a … » est donc aussi bien à sa place – je veux dire, à sa place à elle, celle qui peint ces toiles. À la place de son geste de peindre. Son geste de toucher à la toile et à la peinture, de toucher la toile avec la peinture, et de faire se toucher la peinture, sans commencement ni fin, juste au commencement et à la fin de la peinture, s’emportant le long d’elle-même, glissant lissée sur elle-même, par couches consentantes les unes sur les autres, touchant au dehors par tout son dedans.

Mais cela même fait aussi, malgré tout, un titre. Car un titre n’est ni un nom propre, ni un nom commun. Il ne signifie pas, il ne désigne pas non plus. Le titre n’est pas un signe. Au contraire. Le titre est toujours un écart, un écartement de la chose, la marque d’un blanc entre la chose et elle-même: son commencement même et sa fin, l’espace par lequel ça s’ouvre et ça tient ouvert. Le titre ne dit rien : il indique que tout est à dire, ou rien. Le titre ne fait rien que toucher à la chose fermée, à la clôture qu’il faut pour que ça s’ouvre, pour qu’il y ait à ouvrir. Le titre ferme et ouvre d’un seul geste: c’est l’ouverture.

Il y a quelque chose: ça commence. « Il y a » – c’est le titre lui-même, le titre de tout titre et le blanc du titre –, « il y a » appartient à la fois au dire et à la chose, et ne revient ni à l’un ni à l’a autre. « Il y a » est commun au dire et à la chose, qui n’ont rien en commun. C’est entre les deux, c’est exactement l’entre-deux, le partage du dire et de la chose. Le va-et-vient de l’un à l’autre. L’être dans le dire et le dire dans l’être, l’un hors de l’autre, l’un touchant l’autre, l’un commençant où finit l’autre, l’un commençant l’autre finissant l’un.

Quelque chose vient au bord du dire, ne disant rien, mettant fin au dire avant qu’il ait commencé. Une chose va parler de son propre commen­cement, ne parle pas, met fin à ce commencement, commence à être dans cette fin. Pas de cause ni de production, pas de raison, pas de fond d’où procéder : seulement un geste, un passage, une coulée tenue, lissée, avancée et immobilisée sur elle-même. Seulement une technique, c’est-à-dire un art de passer à même la chose, de passer en elle, de passer par elle, d’aller d’elle en elle-même, continûment, discrètement, toujours à la limite, mais à la limite déployée sans limites.

On peut nommer cela : peinture. Ce mot donne un support mais il pose un obstacle, à la fois. Qu’est-ce que peindre? Ce n’est ni représenter, ni couvrir une surface. C’est toucher à un il y a, à son absolu sans fin ni commencement. Une chose consent à être là: elle occupe son lieu, elle a lieu là, elle fait sens à seulement ouvrir ce lieu. Peindre c’est consentir à ce consente­ment. Ce n’est pas dire l’événement de cet avoir-lieu, ce n’est pas le tenir en laisse de signification. C’est consentir à l’écart qui dépose et expose la chose.

C’est le mouvement double de se perdre en soi-même et de s’ouvrir au dehors: de se perdre en s’ouvrant, d’ouvrir ce qui se perd à sa perte même. Sa perte est son ouverture : ce n’est pas une perte, car rien n’était gagné ni possédé. Mais s’abîmer en soi est l’ouverture. Elle ouvre ceci : elle-même à elle-même, la chose, couches sur couches étalées, passées l’une dans l’autre en sorte qu’il ne reste rien que la présence qui se dérobe en faisant surl’une dans l’autre en sorte qu’il ne reste rien que la présence qui se dérobe en faisant surface. On ne saurait dire qu’elle paraît. Il apparaît plutôt qu’il y a là de l’apparaître, et qu’il est déjà retourné en soi, déjà fini d’apparaître.

L’ouverture n’ouvre rien et n’ouvre sur rien : ni épaisseur, ni profondeur. La profondeur elle-même est un blanc. L’ouverture ouvre à la fois ce qui reste obstinément clos dans l’ouverture même, et ce qui est toujours déjà ouvert, ce qui s’est toujours déjà entr’ouvert. C’est aussi pourquoi elle finit le commencement et commence la fin. Cela n’a rien d’un jeu, rien d’un cliquetis verbal. C’est le revers du verbal. C’est la patience de con­sentir à l’être-là.

Le gris consent au blanc, qui consent à lui, l’un l’autre se donnant fin, commencement, l’un se donnant à l’autre. De l’un à l’autre il y a mélange et césure, partage, et c’est là tout ce qu’il y a. Mais ce partage ne partage rien de tranché ni de distribué. Ce n’est pas un échange, ni une répartition. C’est un partage du même au même, la différence même, la distinction comme commun désir, commune attraction. Ce qui tire l’un à l’autre et l’un de l’autre est la communauté de leur consentement à différer l’un de l’autre. Mais à différer de manière insensible, car l’un n’est rien que la limite de l’autre. L’autre se prolonge donc en l’un, insensiblement, indéfiniment – en s’y perdant pourtant.

Comment consentir à l’insensible ? Comment avoir le sens de l’insensible, et s’y accorder, y trouver son rythme ? Il faut que l’insensible soit lui-même sensible, insensiblement sensible : aucune froideur, aucun retrait, aucune indifférence, mais en quelque sorte, le sentir lui-même, suspendu sur lui-même, ouvert sur lui-même. L’intérieur gris-blanc du sentir.

En vérité, on ne peut pas dire gris, ni blanc, pas plus qu’on ne peut parler ici ni de « support », ni de « surface », ni de « tableau» ni de « motif’ » , ni de « figure ». Gris et blanc ne sont que les pôles de cette coulée de la lumière en soi par quoi il y a lumière (le noir est une autre lumière, qui ne joue aucun rôle ici: la lumière de la vérité, son abîme). Gris et blanc sont le-commencement-la-fin de l’apparaître. Il n’y a donc en eux que le discontinu du continu, l’événement de l’être: qu’il n’est qu’événement, et que l’événement n’est pas. « Gris » et « blanc» ne peuvent pas être com­pris ici comme des noms de couleurs ou de teintes, ou de leurs résultantes ou résolutions. La couleur est tout simplement absente. Il n’y a rien de l’ordre de la couleur en tant que la couleur est ce qui appartient à une sur­face en dehors de ses dimensions. Précisément, il n’y a que les dimensions. Il n’y a que la mesure et le rapport. Ainsi, puisqu’il est impossible d’avoir une surface sans couleur, on peut dire qu’ici, il n’y a pas de surface. On dira indifféremment qu’il y a pure profondeur, ou qu’il y a pure dimension. C’est la même chose: il y a l’ouverture, l’espacement. Il y a comme une eau, ouverte et fermée à la fois, en elle-même.

De même, d’un cadre à l’autre dans les agencements diptyques, triptyques ou monotypes, et entre ces agencements, entre ces découpes ou entre ces relevés, il y a du jeu et du rapport, continu et discontinu, temps et contre-temps, discrétion de l’écart et du toucher, imminence et contiguïté. Il y a tact – ou Takt en allemand, c’est-à-dire cadence ou mesure. Il y a là mesure, c’est-à-dire rapport et grandeur. Le rapport est dans la convenance et dans l’écartement, la grandeur est dans la clôture et la distance. La mesure est la cadence de l’un en l’autre, l’ombre et la lumière, le commencement et la fin. Cette mesure est elle-même sans mesure: elle passe toute mesure, elle est dans le passage même, tranchée, ténue comme le passage et le partage.

La mesure sans mesure est le consentement à « il y a ». Non pas l’acceptation de tout ce qu’il y a, mais le consentement à ceci, qu’il y a – et cela même est la mesure ou la règle pour savoir ce qu’on doit ou non accepter. C’est la mesure ou la règle de ce qui reste sans mesure : qu’il y a. Ce qu’il y a, toutes les choses, tout cela a couleur et figure. Mais qu’il y a, c’est blanc et gris, c’est le-commencement-la-fin de toutes choses.

Si le verbe de la peinture était: consentir ?

Son verbe, c’est-à-dire son acte, non pas son mot magique, ni son nom plus ou moins sacré, mais au contraire ce tranchant absolu du verbe sur le nom, qui casse la signification, qui brise la constante référentielle? Le référent d’un nom est un sujet, ou une substance, le référent d’un adjectif est une qualité d’une substance, et par là même il est encore substantiel. Mais le référent d’un verbe est une action, qui n’est pas un état, ou qui est au moins l’action de maintenir l’état, de persévérer dans l’être, quand il n’est pas l’action de sortir l’être de soi, de l’exister ou de l’exciter. L’action est toujours transitive. II n’y a pas de verbe intransitif. Aucun, et pas même le verbe « être ». Et peut-être surtout pas lui.

« Consentir » : non pas se résigner, non pas subir, non pas accorder par lassitude ou par passivité. Pas non plus entrer dans un « consensus ». Mais admettre qu’il y ait un écart: celui de l’angoisse que tu dis, de cette angoisse que chacun dit et perd en la disant, et pourtant, pas d’angoisse, ou l’angoisse elle-même aussitôt ouverte en autre chose, devenue passage.

Consentir à cela : à son propre geste en tant qu’il va de soi, qu’il va plus loin ou qu’il va simplement ailleurs qu’aucune volonté n’aura pu le faire aller, et pourtant pas abandonné – ou bien, abandonné de manière très particulière: à sa propre exactitude.

L’exactitude n’a rien à voir avec la précision. La précision approche indéfiniment, elle est une affaire de reproduction, de récupération, d’approximation. L’exactitude est absolue ou n’est rien. Elle est affaire de surgissement, d’instant.

II me semble que nous pourrions dire: nous consentons à l’exactitude. Ce n’est pas la même exactitude, celle qui est peinture et celle qui est écriture, assurément – et surtout, il n’y a aucune exactitude de l’une à l’autre, aucune phrase exacte « sur » la peinture, aucune peinture exacte « sur » la phrase. Mais nous con-sentons pourtant de même à la même exactitude (c’est-à-dire aussi que nous y consentons, nous l’admettons ensemble et de même façon).

Nous consentons à l’exactitude, parce que celle-ci n’est rien qu’on puisse commander, ni maîtriser: on ne peut qu’y consentir (et on ne peut consentir, en général, qu’à cela même, à l’exact). On ne peut s’en approcher. On ne peut qu’y être.

(Pourtant, tout le travail consiste à s’en approcher, n’en approchant jamais, approchant pourtant par une lente élimination de toute tentative d’approcher. La patience de la peinture est d’écarter toute approche, pour laisser la chose s’ouvrir).

Klee a dit un jour qu’écrire et dessiner étaient la même chose. C’est parler du point de vue de l’exactitude en la traitant pourtant comme une proximité achevée, comme une extrême précision: c’est donc faux. La vérité de l’exactitude, et du consentement, c’est que ce n’est pas la même chose, et qu’aucun art n’est le même qu’un autre (et que l’ « art » est à ce prix).

Consentir à l’exact: ce serait pour moi, aujourd’hui, le mot de la peinture – comme s’il énonçait ainsi le bord de l’écriture, le bord de la trace du dire.

De fait, cela revient à « dire » – en ce sens que rien ne doit subsister qui ne soit exactement dit, et que rien n’existe qui ne le soit. Car ce qui n’est pas dit n’existe pas, et ce qui n’est pas dit avec exactitude n’est pas dit du tout.

Mais dire avec exactitude, c’est aller jusqu’au bout du dire – jusqu’à sa fin, jusqu’à son commencement. C’est mettre le doigt du dire sur le bord de la peinture. C’est alors « taire », ou « se taire » – mais en ce sens exact où taire quelque chose, mais la taire en peinture, c’est comme dire cette chose. Non pas la dire en un autre langage: mais la dire au revers du langage, très exactement. Ne pas la dire, donc, mais dire tout, la dire toute, l’admettre sans réserve et sans arrière-monde.

La peinture, ce qu’on appelle ainsi, serait d’abord cela – et le serait aussi dans l’écriture: glissée dans l’écriture jusqu’à son extrémité, plus ancienne à son geste que son geste même. Ce serait l’eau de l’écriture, l’eau de l’encre, l’encre qui se perd dans son eau, l’écriture comme la limite insensible de l’encre et de l’eau.

Ce que tu dois taire, tu dois le dire. Tu dois le dire jusqu’à l’insensible, dans l’insensiblemême. Qu’est-ce donc que ce sens qu’on ne sent plus et qui ne sent plus que son propre évanouissement dans l’évidence? Tu dois le dire jusqu’à l’extrémité, jusqu’à son excès et jusqu’au blanc, jusqu’au gris du dire.

Tu dois consentir à tout dire, parce que tout est dit. Tout est dit parce que tout s’articule d’un il y a. Mais tout il y a s’énonce d’un blanc, ou s’énonce blanc-blanc-ou-gris. De tout ce qui est dit ainsi, et qui est le tout, de tout ce qu’il y a, il n’y a pas de totalité. Tout l’il y a n’est que chaque fois, ici et maintenant, chaque fois espacé du tout, de toute totalité possible.

Consentir: sentir avec. Sentir à chaque fois avec cette fois-là. Être sur le seuil qui sépare cette fois de tout autre fois, et qui fait leur rapport, leur commune mesure. Consentir à cet être, c’est-à-dire à ce pas sur le seuil. Autrement dit encore : consentir à sentir l’insensible ouverture de l’être-là, ici et maintenant.