Le sensible, le visible, les images. Nous y sommes. Mais ils peuvent se dire de plusieurs façons, tout comme se dit de plusieurs façons le passage du sensible dans le visible, du visible dans l’image.
De quoi est faite l’existence des choses ? D’une présence sensible, mais celle-ci n’est jamais fermée sur elle-même ; les choses existent par l’étendue, basculent hors d’elles-mêmes, dans leur visibilité. La chose visible n’appartient jamais en propre à la chose, elle s’en déboîte. Sa ressemblance ne se donne pas à partir d’un dedans substantiel, mais depuis le bord des autres choses : en se détachant de ce qui l’environne.
Détourage, tracé, figure, liseré : le visible passe de bord en bord, dispose des formes qui sont ici et là-bas, à côté, en superposition, en juxtaposition ; leurs contours instables départagent et strient, placent et déplacent, investissent de toutes les propriétés sensibles une étendue sans qualité autre que d’être la surface qui les accueille. Espace d’inscription amorphe se distinguant de tout ce qui y prend place, aire inhabitée qui procure l’intervalle où se déploie le visible, l’emplacement est le vide tendu de l’écart, l’écran sur fond duquel ses formes s’enlèvent et s’agencent. Il ne réduit ni n’abstrait : l’étendue inaffectée reçoit indifféremment tous les traits, toutes les marques qui le criblent, y délimitent une multiplicité de champs.
Cet écart du visible n’est pas présence sensible de l’idée, tout simplement parce que la visibilité du sensible – son battement hors de lui-même – est déjà pleinement une détermination de son intelligibilité, hors de toute subordination. De même, le discernement du regard est déjà pleinement acte de pensée, hors de toute référence au langage.
L’aggravation et la production d’un tel battement est exactement ce que veut dire « faire image ». Creuser un vide, séparer et autonomiser un espace relativement à toutes ses occupations réelles. Le lieu se transforme en un non-lieu de la réalité, déblaie tout ce qui retient le visible en deçà de lui-même. Dans cet emplacement voué exclusivement à son supplément d’irréalité, l’opération de semblance puise sa dynamique à même son propre vertige aporétique : elle crée cette existence seconde, pensée et désirée comme telle, qu’est l’image.
De quoi est-elle faite ? Que veut-elle dire ? Ces questions glissent sur l’œuvre de Susanna Fritscher, laissant place à une troisième : où est l’œuvre ?
À la galerie cent8. Murs et portes, fenêtres et angle de lumière, circulation et regard des spectateurs : traversant cet espace, des écrans plexiglas suspendus s’ajoutent à l’environnement. Une gradation indiscernable de peinture scande les supports, allant de l’opaque au transparent.
Sont-ce des images ? Ces supports picturaux ne montrent rien, rien sinon la visibilité en surface qui constitue la dimension élémentaire de chacun d’eux. Le retrait de la monstration en deçà d’elle-même inverse la direction d’où provient l’image : les supports de plexiglas n’exposent pas « en plus » dans un espace organisé à cet effet, ils exposent la visibilité de leur propre environnement, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, entremêlent ou neutralisent l’ensemble des rapports qui le traversent.
Le regard s’aventure dans une pièce. D’un côté, un mur ajouré de fenêtres, en face un mur blanc. Au milieu, trois écrans à distance régulière l’un de l’autre. Leur puissance de réfraction et de découpage interfère avec la disposition de l’espace. Les repères se perdent, tout se confond sur la même surface, excepté la plongée du regard vers un personnage au second plan : le mur avec ses fenêtres, les contours de la pièce, le décrochement dans une autre salle, la moitié enfin du personnage au second plan. Le plexiglas assemble ces fragments d’espace en une séquence visuelle composite.
Le regard arpente la surface jusqu’à l’arête de sa découpe, tombe à côté, s’échappe vers ce qui est par-derrière, revient sur l’étendue de l’écran. Ce qu’il discerne se fait et se défait à la mesure de son déplacement. Sur le support, les coordonnées spatiales se détachent comme empreintes picturales. Une image s’y dépose, mais sans se fixer, telle une zone d’espace qui se serait échappée de son emplacement réel pour transiter par sa propre virtualité. Oscillante, sa configuration dépend de sa visualisation : elle a la consistance d’une halte provisoire, aussi éphémère que la position de recul ou d’avancée du regard qui la déchiffre.
Nulle trace indélébile ne vient arrêter le mouvement de voir, nulle focalisation n’imprime au visible la totalisation d’un point de vue. Dans l’instabilité précaire d’un espacement, une vision excentrée agrège et disjoint les deux moments de l’image, les marques et le vide des marques.
Aux Arques, dehors. Le monde de l’étendue s’échappe par les bords et par le temps. Une bande de film transparent surajoute une horizontale improbable en travers d’un chemin du village. Sur le fond vert des arbres, il apparaît comme un ruban tiré du ciel, reporté à la hauteur des yeux. Sur le fond de l’église, inondée de lumière, la bande s’imprègne de l’ocre des pierres, en dilue le tracé linéaire dans la gradation indiscernable d’un film coloré. Tantôt la transparence appose un champ incolore sur un relief sombre, tantôt elle atténue le relief précis d’un mur de pierres dans son opacité colorée.
L’œuvre de Susanna Fritscher se tient au plus près d’une réversibilité paradoxale de l’image. Le support neutre, matériellement reproductible du plexiglas se prête au transport éphémère de marques visuelles sans substance. Ces images fluctuantes n’existent que dans l’espace-temps du discernement ; leurs contours procèdent de la durée et de la distance du regard qui les détoure. Ils n’ont d’autre réalité que l’irreproductibilité qui caractérise toute expérience en acte, y compris l’acte à chaque fois singulier de regarder.
Inversement, le passage répété d’images volatiles sur le support révèle ce dernier hors de sa matérialité reproductible, comme la précédence logique d’un vide inaffecté sur toutes les marques qui s’y impriment. Cette surface d’inscription ne désigne plus le support en tant que réel, mais un espacement premier qui forme la condition matricielle de toute image.
Reproductibilité matérielle du support, irréproductibilité de l’expérience du regard. Itération des images, précédence d’une étendue. La réversibilité de l’œuvre ruine le départage symétrique du reproductible et de l’irreproductible, elle expérimente leur rapport par-delà la distinction technique entre original et copie.
Lorsque le quasi-vide des écrans attire l’attention sur la surface en retrait dans toute image, la matérialité du support rend sensible un intervalle ; la démultiplication des supports en un lieu ne « copie » pas cet intervalle, elle ne fait que scander un espacement, diviser le vide en autant de vide qu’il faut, sans que jamais cette divisibilité n’altère la précédence de l’écart. L’étendue amorphe (littéralement, ce qui est sans forme) ne coïncide avec aucune surface délimitée, elle les entame toutes. De même, l’expérience irreproductible du regard n’est pas celle d’une origine, mais d’une configuration passagère du visible. Ce désir de voir jamais ne s’épuise en une unique fois, il se délimite en l’éternel « encore une fois » de la répétition.
Dans leurs déclinaisons multiples de la limite, les installations de Susanna Fritscher font signe vers un seuil natif du visible : regard et image surviennent l’un à l’autre en ce décalage où rien n’est encore sûr ni inscrit, dans le dénuement élémentaire de leur connexion. Il y a beaucoup à regarder dans ce peu de choses à voir. Frôler le commencement, telle est la ponctuation qu’imprime l’artiste aux lieux qu’elle investit.