button open menu
En Fr

Les intrusions architecturales de Susanna Fritscher
Hugues Fontenas
2012

Atelier

Dans le fond de l’atelier de Susanna Fritscher, de petits chariots à roulettes bien alignés supportent chacun une pile de vingt à trente plaques de verre de dimensions identiques. Ces empilements se distinguent par de subtiles variations de couleur des verres de plaque en plaque, formant ainsi des ensembles colorés aux nuances changeantes selon des progressions qui apparaissent immédiatement très contrôlées. Deux piles présentent des verres jouant sur des variations de noirs ; dans une autre pile se superposent des verres d’un blanc plus ou moins translucide ; d’autres regroupent enfin des verres légèrement colorés où transpa­raissent des effets de rose ou de bleu. Cet ensemble d’environ cent cinquante plaques est un fragment du travail accompli pour l’aéroport de Vienne. Indépendamment de cet échantillonnage de plaques de verres, d’autres objets concernant ce même travail sont présents dans l’atelier : de longues maquettes, posées au sol, reproduisent à différentes échelles soit l’ensemble des différents niveaux des «cours lumineuses» conçues par Susanna Fritscher pour l’aéroport, soit des parties de ce dispositif. Les maquettes générales sont en carton blanc ; les maquettes de détails utilisent des plaques de plexiglas sur lesquelles sont testées les impressions de couleurs ou de matière : passage du transparent au translucide. Ailleurs dans l’atelier, posée sur des tréteaux, une maquette en carton, plexiglas et plaques d’aluminium concerne les zones d’accueil et de foyer du nouveau bâtiment des archives nationales de France à Pierrefitte-sur-Seine sur lesquelles Susanna Fritscher travaille également. Alignés contre un mur de l’atelier, des prototypes de tôles d’aluminium imprimées de rouge concernent également ce projet.

Sur une autre table dans un angle de l’atelier, une maquette en carton blanc concerne le projet en cours d’élaboration dans le cadre de la rénovation du musée des beaux-arts de Nantes : trois salles superposées sont traversées par un ascenseur aux parois de verre offrant des variations de lumière et de couleur au fil des étages.

Partout dans l’atelier, sur des plateaux posées au sol ou sur des tables, des maquettes en carton gris ou blanc témoignent d’autres interventions de Susanna Fritscher dans des architectures existantes ou en projet. Ces maquettes, échantillons, ou prototypes voisinent avec des oeuvres que l’ont pourrait qualifier de plus «autonomes» mais qui résonnent fortement avec l’architecture de l’atelier.

Cet atelier témoigne d’un mode de travail concentré et surtout recentrée sur des mises au point que l’on devine patientes et déterminées. Tout dans l’énoncé comme dans le résultat parait simple, jusqu’à reposer sur une sorte de discrétion puissante. Les témoins et outils accumulés dans l’atelier relatent en effet un parcours artistique qui, dans sa confrontation à l’architecture, place le temps de l’élaboration, de la mise au point matérielle au centre de la recherche esthétique.

En dehors des maquettes réalisées par l’artiste elle-même en carton ou en plexiglas, la plupart des objets de travail rassemblés ici proviennent d’entreprises spécialisées : fabricants ou transformateurs de verre, fournisseurs de tôle polie ou imprimée. Ces objets témoignent ainsi d’un travail d’échanges, d’allers-et-retours nombreux entre l’artiste et ces entre­prises, le tout dans le cadre des contraintes très fortes qui caractérisent les grands projets architecturaux. Tous ces éléments de l’intervention artistique sont pensés pour tirer leur puissance de leur inscription, de leur immersion totale dans l’architecture, ceci à l’inverse de stratégies plus courantes d’ajout, de distinction. Chacun des travaux de l’artiste dans l’architecture vise à faire corps avec cette dernière, à devenir paroi ou plafond dont la mise au point s’inscrit nécessairement dans la logique, technique, réglementaire, économique, d’un chantier de bâtiment.

En observant l’atelier, il est clair que l’artiste n’a pas cherché à échapper à cette réalité d’un projet architectural qui paraît souvent rebutante et si contraire à une vision «artistique» pour des observateurs extérieurs. La puissance du résultat vient précisment de cette confrontation assumée, de cette accumulation d’essais, d’échantillons, de maquettes sur un même projet, pour la mise au point intransigeante de quelques parois ou volumes d’une architecture. Cet atelier est fondamentalement un laboratoire de mise au point et d’expérimentation, bien plus qu’un lieu de fabrication pour les travaux de nature architecturale. La plupart des pièces dont il est question seront produites ailleurs, par des entreprises spécialisées et intégrées dans le circuit de construction du bâtiment.

L’organisation architecturale est sans doute ce qui frappe lorsque l’on pénètre pour la première fois dans l’atelier de Susanna Fritscher. Par son ordonnancement autour de la transformation de matériaux, de la recherche d’échelles de fabrication, cet atelier pourrait s’apparenter à celui d’un architecte. Il existe néanmoins une différence importante : alors que les ateliers de maquettes ou matériaux de la plupart des agences d’ar­chitecture renvoient à une temporalité de l’urgence et de l’accumulation (la temporalité des concours, des chantiers), celui de Susanna Fritscher témoigne d’un travail plus régulier,d’une temporalité de plongée, d’immersion dans un univers matériel dont la maîtrise détaillée et continue, de projet en projet, conditionne une expérience esthétique singulière.

Il existe dans le travail de Susanna Fritscher une dimension ou une qualité architecturale dont rend donc parfaitement compte l’organisation de son atelier. Si cet atelier témoigne de l’exigence d’un travail de mise au point obstiné dans la production, il rend également compte de l’importance accordée à la qualité de la lumière, aux conditions de la visibilité. Au regard de la dimension architecturale de son travail, il n’est pas étonnant que Susanna Fritscher ait été amenée au cours des ces dernières années à multiplier les interventions dans le cadre de projets d’architecture en cours d’élaboration, impliquant un travail nonplus de «scénographie» détachée, mais véritablement d’intrusion dans le corps même du bâtiment : mise en couleur de façades et de volume intérieurs, avec mise au point d’un produit verrier, pour le bâtiment du cycle d’orientation scolaire Cayla dans le canton de Genève (LRS architectes, 2006-2008) ; conception de parois de verre et de «cours lumineuses» pour la bâtiment d’embarquement de l’aéroport de Vienne (Baumschlager & Eberle architectes, 2006-2012) ; commande pour la réalisation d’un plafond dans les salles du hall et du foyer du bâtiment des archives nationales de France à Pierrefitte-sur-Seine (Studio Fuksas architecte, 2008-2011) ; création d’un ascenseur dans le musée des beaux-arts de Nantes (Stanton Williams architectes, 2010-2013); projet pour un bâtiment conçu par l’agence Lipsky-Rollet ; collaboration avec l’architecte Dietmar Feichtinger.

Inscrire l’art dans l’architecture

Pour apprécier cette dimension architecturale du travail de Susanna Fritscher, il faut se placer à la fois au regard d’une histoire moderniste ancienne, qui posait la question de l’inscription de l’art dans l’architecture et face à une situation contemporaine qui voit se multiplier dans le projet architectural le recyclage de références ou d’images artistiques.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la question de l’inscription du travail d’artistes dans la cadre de projets architecturaux fut un constituant majeur de la pensée moderniste de l’architecture de style inter­national. Si cette pensée se fondait encore pour partie sur l’arrière plan théorique d’une fusion ou synthèse des arts issu des avant-gardes du début du siècle, la large diffusion de l’architecture moderne de style in­ternational dans les années 1950 permit de déplacer très sensiblement la manière d’aborder cette question. Dans une pensée productive qui entendait placer l’architecture au centre d’un dispositif de contrôle environnemental, la dimension esthétique était une donnée centrale qui devait être abordée de manière très pragmatique et concrète, ouvrant ainsi sur des types de collaborations inédits entre architectes et artistes.

Dans cette période, c’est sans doute aux Etats-Unis que la quête d’intégration esthétique fut la plus aboutie et théorisée puisqu’elle s’inscrivait dans le cadre de la pensée unificatrice d’une société confiante dans le devenir, moderne par excellence, du développement de l’économie de libre entreprise. L’un des plus authentiques penseurs pragmatiques de l’intégration du travail artistique dans le processus de projet architectural fut alors l’architecte Victor Gruen auquel il est usuel d’attribuer l’«invention», autour de 1950, du type architectural du centre commercial suburbain (le «shopping mall»). A propos du centre commercial «Northland» de Detroit qu’il conçoit en 1954, Gruen écrit ainsi : “Une atmosphère de loisir dé­tendue dans les cours, sur les mails et les allées, autorise l’acheteur à observer et contempler. L’opportunité, tragiquement absente de nos rues saturées par le trafic, de mettre les oeuvres d’art en contact direct avec les gens, comme une partie intégrante de l’architecture et du paysage, est ainsi créée. Le promoteur se voit attribuer la fonction d’un mécène pour les arts. (…) Il peut le faire avec la conviction que ce plus grand enrichissement de l’environnement profitera au pouvoir d’attraction du centre et, à cause de cela, au volume d’affaire.” (1)

Dans un article paru en 1955 dans le magazine Arts and Architecture, Victor Gruen analysait la réussite que constituait l’intégration des oeuvres d’art dans le centre commercial de «Northland» en insistant sur deux points : pour parvenir à ce résultat, les artistes s’étaient véritablement in­vestis dans un travail avec les entreprises ; il en avait résulté des travaux artistiques qui, de manière positive selon Victor Gruen, n’avaient «aucune prétention à la profondeur». (2)

Ce dernier énoncé, qui peut paraître paradoxal, pointait néanmoins avec une précision désarmante l’un des enjeux de ces tentatives modernistes d’intégration de l’art dans l’architecture, de toutes ces collaborations d’artistes et d’architectes qui se multipliaient dans les années 1950 aux Etats-Unis autant qu’en Europe. Victor Gruen avait bien compris que cette question d’une sorte de superficialité essentielle attendue positive­ment de l’oeuvre d’art avait tout son sens dans la transposition archi­tecturale d’un certain idéal américain de la société de consommation. Ce constat ne fut pas sans désillusion : si Gruen remarquait déjà dans les années 1950 que l’architecture convoquée dans lemécanisme unifié du centre commercial devait tendre avec fluidité à la limite de l’effacement, il constaterait plus tard que l’exigence publicitaire, désormais moteur de ce type de recherche esthétique, ne pouvait aboutir qu’à l’éviction de toute tentative de «profondeur», y-compris dans le domaine du projet archi­tectural supposé intégrateur.

Au delà du malentendu que constituait la «découverte» par Gruen d’un caractère heureusement superficiel de l’oeuvre d’art intégrée à l’architecture, ce type d’énoncé est aujourd’hui suffisamment explicite pour en mesurer les enjeux esthétiques. Dans ce grand mouvement architectural de contrôle environnemental des années 1950, la place centrale accordée à l’inscription artistique favorisa aux Etats-Unis l’émergence d’une gé­nération d’artistes très fortement impliqués dans ce domaine, comme le sculpteur Harry Bertoïa, collaborateur de Victor Gruen pour l’atrium du centre commercial de «Southdale». (3) Dans un livre consacré en 1970 au sculptures de Bertoia, June Kompass Nelson relevait certains des caractères de sa démarche artistique : “Bien que son travail soit basé sans équivoque sur des principes esthétiques, son approche est très pratique. Les architectes comme les hommes d’affaires sont très élogieux quant à sa volonté et à sa capacité d’estimer les coûts et de livrer les travaux terminés dans les temps.” (4)

Partenaire régulier de l’architecte Eero Saarinen, Bertoïa avait conçu avec ce dernier un panneau mural installée en 1962-1963 à l’aéroport de Dulles. June Kompass Nelson rapporte à ce sujet une anecdote particu­lièrement troublante : «Bertoia, qui eut l’occasion de voir de nouveau les panneaux en 1966, trois ans après leur installation, dit qu’il eut le sentiment inhabituel de les voir pour la première fois, presque comme si ils avaient été faits par quelqu’un d’autre.» (5) Sans doute la marque d’une inscription jugée réussie résidait-elle alors dans ce retrait, cette véritable dépossession.

Si ces expériences abouties d’intégration de travaux artistiques dans le cours de projets architecturaux témoignent d’un abord pragmatique, d’un engagement des artistes dans le système de production de l’envi­ronnement bâti, univers économique plus familier aux architectes, les différents témoignages permettent également de mesurer ce que furent alors les limites de la pensée progressiste moderniste. Dans ces rapports voulus étroits entre l’art et l’architecture, ce qui formait le véritable liant était le mode d’organisation économique, la croyance dans le système de production de cet environnement sous contrôle positif.

Dans le contexte actuel, s’est généralisé un mode d’inscription artistique dans des démarches de projets architecturaux qui semble a priori très différent des collaborations optimistes de l’époque moderne du style inter­national mais qui croise néanmoins les mêmes chemins publicitaires. En effet, c’est aujourd’hui sur le terrain des images, sinon de l’image de marque, que se joue à grande échelle une partie des rapports d’inscription du travail artistique dans le développement de projets architecturaux. Le phénomène d’esthétisation générale de l’environnement visuel depuis une quinzaine d’années, dont la manifestation la plus évidente est sans doute le développement d’un tourisme universel des standards de l’am­biance esthétique contemporaine, s’est appuyé sur un déplacement progressif de nombreuses pratiques artistiques ou architecturales vers un terrain commun : celui d’un design de produits. La particularité de ces produits artistiques et urbains est de présenter des caractères volontaire­ment spécifiques (6) tout en contribuant dans le même temps, comme dans un arrière plan, à la fabrication d’univers très continus, aussi lisses que possible dans l’affirmation de codes d’appropriations esthétiques transversaux.Si, dans ce contexte de design général de l’environnement actuel, on peut trouver des artistes ayant effectivement formé des «agences» de conception et de suivi à la manière de celles des architectes, il est surtout devenu courant de constater dans le travail d’agences d’architecture le transfert d’effets issus directement de la production artistique. Ce phé­nomène d’appropriation et de recyclage d’un arrière plan esthétique commun dépasse largement les pratiques anciennes de la citation, de la référence ou dudétournement. Au cours de la dernière décennie, cet effet d’import artistique s’est manifesté principalement dans trois directions : la multiplication des effets de textures et de matières sur les parois ; le recours aux éclairages artificiels ; le jeu sur les couleurs, et notamment l’usage du «monochrome» saturé comme instrument d’identification architecturale. Cette face récente de l’inscription artistique dans l’architec­ture témoigne certes d’un brouillage de frontières entre art et architec­ture mais sur le mode minimal de l’intégration de codes identitaires ou publicitaires.

Une suspension des limites

L’une des particularités des inscriptions artistiques de Susanna Fritscher dans l’architecture est bien d’interroger les limites entre les deux domaines, mais d’une manière qui suggère une lecture critique tant de la situation actuelle de multiplication des signes artistiques spectaculaires par les architectes, que de l’arrière plan moderniste de dilution du travail artistique dans des effets d’accompagnement.

Le point de vue critique de Susanna Fritscher tient à une position de recherche extrêmement concrète, une recherche qui pose le travail sur la matière, sur les conditions de sa fabrication et de sa perception au centre du processus. Dans ses oeuvres que l’on pourrait qualifier d’«autonomes», même si ce caractère est ici très relatif, ce travail sur l’indistinction ou la suspension des limites est évidemment présent : dans des passages du transparent au translucide, du blanc au coloré, du mat au brillant, du net au flou. Une fois insinuée dans l’architecture, cette recherche acquiert en fait une puissance nouvelle par un effet d’expansion : la caractéristique de ce travail, pourtant délimité à quelques surfaces, sur les qualités de matière, de lumière, de couleur est en effet de s’étendre au delà de ses limites objectives, de provoquer un trouble visuel qui oblige à reconsidérer toutes les frontières entre les éléments constitutifs du bâtiment.
Cet effet d’expansion repose largement sur la manière dont Susanna Fritscher fonde ses interventions sur des caractéristiques essentielles des projets architecturaux. Ainsi, pour le hall des archives nationales de France, le travail sur la surface horizontale du plafond répond à l’orga­nisation générale du bâtiment constitué de volumes horizontaux flottant au-dessus d’un miroir d’eau face au corps principal de l’édifice.

L’approche d’inscription architecturale de Susanna Fritscher se déploie pleinement dans le travail sur l’aéroport de Vienne. Susanna Fritscher met en place, par le biais de parois de verre pensées en fonction des flux des voyageurs en transit, comme un dispositif de lecture d’éléments forts de l’architecture de Baumschlager et Eberle : lecture des 400 m de longueur du bâtiment d’embarquement (le «pier») ; lecture de la matière noire des façades vitrées. Au fil de leurs cheminements aux différents niveaux du «pier», les voyageurs seront confrontés à plusieurs expériences de changement de nuances de matière, de lumière, de couleurs. Dans les passerelles qui relient les avions aux «pier», il faut longer une paroi vitrée d’un blanc translucide qui devient progressivement plus transparente et noire en permettant des effets mêlés de vision directe ou réfléchie de la façade noire du bâtiment principal. Dans le «pier» ces voyageurs longent dans leur cheminement plusieurs «cours lumineuses» qui traversent les différents étages : au niveau haut neufs «boîtes» sont revêtues de parois de verre blanc offrant un passage du translucide au transparent ; au niveau intermédiaire, les parois vitrées des trois grandes «cours» permettent un passage du noir au blanc avec des transitions aux nuances jaunes, rosées ou bleutées ; enfin, au niveau bas, l’ensemble de ces «emboîtements» lumineux domine la circulation et se découvre en contre plongée.

Pour obtenir l’effet de suspension recherché dans l’accompagnement des voyageurs, Susanna Fritscher recherche un accord complet avec l’architecture ce qui suppose que tous les détails qui conditionnent aujourd’hui la qualité et la visibilité d’une construction complexe soit effectivement appréciés, des appareillages électriques aux équipements de sécurité. Ce n’est donc pas un hasard si l’artiste insiste beaucoup, lorsqu’elle parle de ses travaux, de ses relations de complicité avec les autres acteurs du projet. Pour l’aéroport de Vienne, la complicité avec l’architecte en charge du projet à l’agence Baumschlager & Eberle ou celle avec Ruedi Baur, en charge de la signalétique, ont été déterminantes. Cette complicité est une exigence de travail, de mise au point avec tous ceux, des concepteurs aux entrepreneurs, qui vont contribuer à faire de ce parcours dans l’aéroport une expérience singulière, un dépaysement.

C’est par ce biais que, d’une certaine manière, Susanna Fritscher s’insinue dans le travail de l’architecture, certainement même dans celui des architectes et des autres intervenants habituels d’un projet de bâtiment. Du point de vue architectural, l’apport distinctif de l’artiste ne consiste donc pas ici en l’adjonction d’un élément qui se voudraitsupplémentaire. Bien au contraire, cet apport est véritablement comme une insinuation volontairement, et même méticuleusement, indistincte. Cette approche renvoie l’architecture à elle-même, non pas en tant que simple image, mais bien comme projet dans toute les dimensions d’une pensée imbriquée dans la fabrication.

De ce point de vue, le travail d’inscription architecturale de Susanna Fritscher possède un caractère presque essentialiste qui n’est pas sans évoquer les collaborations de Lilly Reich avec Ludwig Mies van der Rohe au cours des années 1920, lorsque le travail précisément matériel de ré­duction du détail de la première incitait le second à radicaliser son écriture jusqu’à l’échelle de la métropole. (7)

S’il faut bien mesurer le travail d’inscription / insinuation architecturale poursuivi par Susanna Fritscher au regard de relations entre art et architecture guidées depuis un demi-siècle par une pensée renvoyant souvent à celle du design de produit, c’est parce que ce travail réintroduit à sa manière la question de la profondeur des apparences. La profondeur dont il est question ici est celle qui donne à lire dans le résultat l’épaisseur d’un processus, d’un projet, c’est à dire la nature même du travail architectural. Le trouble qui saisira les passants confrontés aux interventions de Susanna Fritscher est directement lié à cette qualité de design qui à travers la précision du dispositif exposé renvoie sans monumentalité ni autorité, mais avec précision, à la manière dont ce dispositif s’est constitué, à une fabrication implicite. En réintroduisant la question de la profondeur des apparences, le travail de Susanna Fritscher effectue donc comme un décodage critique des conditions matérielles de l’architecture à l’ère de la multiplication des signes spectaculaires. En donnant à comprendre un itinéraire de transformation de la matière, ce travail confère aux éléments architecturaux dont elle s’empare un intriguant rayonnement, au-delà de distinctions usuelles entre oeuvre d’art et objet architectural.

1 Victor Gruen, Larry Smith, Shopping Towns USA : The Planning of Shopping Centers, New York, Reinhold, 1960., p. 153.
2 Victor Gruen, „Architecture + Sculpture“, Arts and Architecture, mai 1955.
3 Des artistes comme Lippold ou Noguchi mériteraient également d‘être mentionnés dans ce contexte.
4 June Kompass Nelson, Harry Bertoia Sculptor, Detroit, Wayne State University Press, 1970, p. 24.
5 June Kompass Nelson, Harry Bertoia Sculptor, Detroit, Wayne State University Press, 1970, p. 34.
6 Les produits d‘artistes ne seraient jamais exactement ceux des architectes et se distinguent encore de ceux des graphiques, des stylistes…
7 Sur ce point voir Christiane Lange, „The collaboration between Lilly Reich and Ludwig Mies van der Rohe“, in Helmut Reuter, Birgit Schulte, Mies and Modern Living, Interiors, Furniture, Photography, Ostfildern, Hatje Cantz Verlag, 2008, pp.195-207.