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En Fr

Au Seuil de la visibilité
Philippe-Alain Michaud
2012

Why not reconstruct one’s inability to see ? 
Robert Smithson, Incident of Mirror-Travel in the Yucatan

« Je ne verrai jamais mes rétines […] Mais si une chose est sûre pour moi, c’est qu’on trouverait au fond de mes globes oculaires ces membranes ternes et secrètes », écrit Maurice Merleau Ponty dans Le visible et l’invisible (1). La vue est inséparable de l’oubli de l’appareil et des opérations qui la condi­tionnent : l’ouverture à l’extériorité est simultanément et indissociablement fermeture à la réflexivité. En se donnant à voir dans le visible, le monde nous apparaît avec une sorte d’évidence, tandis que le sujet s’efface et devient transparent à lui-même. Notre rapport au visible est ainsi normé par un double critère : un critère d’immédiateté qui fait apparaître la chose pour ce qu’elle est, libérée de la présence du sujet auquel elle se manifeste, et un critère de réciprocité entre le sujet et le monde qui échangent leurs positions respectives dans l’exercice de la vision. « Nous voyons les choses même, le monde est ce que nous voyons » : c’est ainsi que les premiers mots du Visible et l’invisible suggèrent, d’une simple permutation grammaticale, le renversement ontologique à la faveur duquel dans l’acte de vision, l’objet devient sujet (2). Cependant, poursuit Merleau-Ponty, dès que nous essayons de comprendre ce qu’il en est du voir et de la vision, tout devient énigmatique, « Tant il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que pourtant il faut apprendre à le voir. » (3)

Comment dès lors décrire le territoire qui s’ouvre entre vision objective et sphère de la réflexivité ? Comment décrire la distance qui sépare la stabilisation de la forme dans l’étendue extérieure et sa ressaisie intuitive par le sujet ? A cette question, le dernier chapitre du Visible et l’invisible apportera une esquisse de réponse : « [Une couleur nue et en général (laissons de côté, provisoirement, la question de la couleur)] un visible n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants, quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde [coloré ou] visible, une certaine différenciation, une modulation éphémère de ce monde, moins [couleur ou] chose donc, que différence entre des choses [ou des couleurs]. Cristallisa­tion momentanée [de l’être coloré ou] de la visibilité. » (4) Le visible est donc : « un détroit entre des horizons intérieurs et extérieurs », « une modulation éphémère du monde », « une cristallisation momentanée de la visibilité », c’est-à-dire un événement fugitif et presque indiscernable qu’il revient au philosophe ou à l’artiste de représenter. La dernière phénoménologie merleau-pontienne dans son inlassable tentative pour élucider et décrire ce plan de rencontre qui, dans l’événement de la vision, conditionne la stabilisation de la forme dans l’étendue et sa saisie intui­tive par un sujet éclaire le travail de Susanna Fritscher : depuis les toiles monochromes du commencement des années 1990 qui formeront la base de son entreprise de dématérialisation de la peinture, elle ne cessera de revenir sur l’institution du visible, de se tenir sur cette ligne de crête qui sépare le sujet de l’objet en structurant l’acte de vision, et d’en dresser la topographie, en une succession de gestes utilisant le simple instrument de la lumière.

Le ruban : opacité

A partir de 2004, Susanna Fritscher développe une série d’œuvres constituées de bandes de film de fluoropolymère Etfe d’une finesse et d’une résistance extrêmes utilisés en architecture pour réaliser membranes et toitures : peints au pistolet, ces films sont fortement tendus par des câbles au moyen de fixations noyées dans la masse du mur, de sorte qu’ils paraissent surgir de la paroi. De longueur variable, installés en intérieur ou en extérieur, ces bandeaux achromes, plus opaques au centre que sur les bords, se déploient comme des faisceaux de lumière plats qui prennent dans la lumière ambiante une consistance statique et matérielle, intro­duisant un effet de surface dans la profondeur atmosphérique du réel. Ces rubans de lumière rectilignes et sans origine apparente reprennent et déplacent les paramètres de l’expérience filmique pour les transformer en propositions sculpturales. A la manière du groupe du Laocoon dans lequel Goethe voyait « un éclair immobilisé, une vague pétrifiée au moment où elle afflue vers le rivage » (5), ce sont des phénomènes de défilement figés dans le temps. Le mouvement n’a pas disparu, il s’est extériorisé : ce n’est plus la mince pellicule de film qui se déroule, mais le spectateur devenu passant qui se déplace le long de sa surface ou se tient face à elle. Ces rubans tendus dans l’espace sont des faisceaux, des supports, mais aussi des caches ou des masques, des écrans qui dissimulent au lieu de révéler, en estompant la visibilité : ils ne donnent pas à voir mais au contraire effacent, divisant le champ visuel à la manière d’un trait de gomme horizontal qui transforme la profondeur du réel en surface d’inscription tandis que la lumière, par un oxymore sensoriel, devient vecteur non de clarté, mais d’opacité. La bande de pellicule déréalise le monde qui apparaît en transparence sur ses bords pour disparaître au centre, en même temps qu’elle matérialise le tracé de la lumière. Celle-ci traverse le film mais elle n’est pas focalisée : elle est le milieu dans lequel le film se déploie.

Dans l’expérience cinématographique conventionnelle, l’écran fonctionne comme un cadre à l’intérieur duquel une profondeur fictive se trouve reconstituée. L’image est alors conçue sur le modèle du tableau-fenêtre à propos duquel au XVe siècle, au moment où s’élaborent les principes de la perspective picturale moderne, Leon Battista Alberti écrivait :  « Je parlerai donc en omettant toute autre chose, de ce que je fais lorsque je peins. Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire… » (6) A l’espace perspectif et illusionniste conventionnel qui rabat le cinéma sur la peinture, les films tendus dans l’espace de Susanna Fritscher substituent une structure projective définalisée. Désormais le film n’est plus cette image projetée qui creuse dans la surface du mur une profondeur fictive mais un champ réellement constitué qui se confond avec un événement de projection figé dans l’espace et dans le temps.

Cette défocalisation de la projection et son identification au milieu s’inscrit dans le droit-fil du cinéma post-minimal des années 70. En 1973, Anthony McCall réalisait un film sobrement intitulé Line describing a cone, qui préfigurait jusque dans son apparence texturelle les rubans tendus dans l’espace de Susanna Fritscher : réalisé sans caméra, Line est constitué du simple enregistrement image par image de la formation d’un cercle tracé à la gouache sur une feuille de papier. Projeté dans un espace dans lequel un fumigène est diffusé, Line donne à voir, en une vingtaine de minutes, la formation d’un cône de lumière prenant dans la fumée une consistance quasi-matérielle. En 1974, McCall écrivait : « Line est un film de lumière solide (Solid Light Film). Il se concentre sur le faisceau lumineux lui-même, au lieu de considérer celui-ci comme un moyen, un pur vecteur d’informations codées, qui se trouvent décodées quand elles rencontrent une suface plate. » (7) C’est ainsi qu’au-delà des frontières qui séparent pratiques filmiques et pratiques artistiques, les faisceaux brumeux décou­pés dans la lumière de Susanna Fritscher rejoignent les faisceaux lumineux d’Anthony McCall découpés dans la fumée.

Dans l’expérience traditionnelle de la projection, la photo-impression dessine sur le film un réseau de motifs contrastés scandés par la division de la pellicule en photogrammes. Les rubans de Susanna Fritscher, re­couverts en dégradé d’une fine couche de peinture opacifiante restent au contraire uniformes et continus : ils trouvent à cette égard une seconde préfiguration dans une pièce créée par Michael Asher durant l’été 1973, au moment où McCall inventait ses premiers Solid Light Films, où se trouve mise en question la division du ruban de pellicule en photogrammes, tandis que l’expérience filmique est ramenée à un phénomène d’altération lumineuse. Réalisée sans caméra sur pellicule 16 mm et littéralement intitulée Film, l’œuvre d’Asher était constituée d’un ruban gris monochrome très peu émulsionné, de texture très fine et uniforme : la première présentation du film eût lieu non dans un cinéma mais dans un dortoir d’étudiants, la projection étant conçue non comme formation d’un espace de représentation séparé, mais comme activation ou modification du milieu : « Les spectateurs ne regardaient pas en direction de l’image projetée tandis que la lumière qui était projetée sur eux accroissait leur conscience d’être des spectateurs. Sans point de vue directionnel assigné dans le film, les spectateurs enregistraient leur propre point de vue, extérieur au plan de l’image. L’image se réfléchissait ainsi de l’écran cinématique produit par la projection pour revenir vers sa source – le projecteur – et sur les objets qui occupaient l’espace. » (8) Dans les bandeaux opaques de Susanna Fritscher comme dans le Film de Michael Asher, ce qui apparaît n’est plus inscrit sur la pellicule, mais se trouve relégué dans un registre de visibilité diminuée : le subjectile n’accueille plus l’image, il la change en grisaille.

Les films Etfe de Susanna Fritscher semblent les résidus d’un processus de fixation par altération du fluide au solide, les traces d’une congélation décrivant le mouvement arrêté du film arraché à son propre déploiement. Tirés vers l’inexpressivité par la neutralisation de la surface, ils se déso­lidarisent et se détachent du réel pour ramener la profondeur à la fronta­lité du plan. Le film est utilisé dans sa matérialité, dans la fixation de son défilement, à la manière d’une frise. Il constitue un plan défilant continu, un bandeau déployé à hauteur de regard destiné à modifier l’espace dans lequel il s’inscrit et qui ne peut se déchiffrer que dans la linéarité. D’un point de vue scénographique, la frise désigne toute espèce d’ornement se déroulant sur un bandeau continu régulier qu’il soit de peinture, de papier ou encore, comme ici, de film. Lorsque la paroi est décorée sur toute sa hauteur de bandes sculptées ou peintes, la frise est chargée d’une simple fonction décorative ; mais lorsque le bandeau se localise, à la manière d’une longue et étroite pièce de tissu tendue devant la surface du mur, il reçoit une fonction architectonique : il divise l’espace,  c’est-à-dire qu’il le scinde en même temps qu’il l’objective. En sa partie médiane, à hauteur du regard de celui qui la longe, une mince fente semble avoir été pratiquée dans la paroi, une fenêtre imaginaire où le réel se fige dans la transparence d’une séquence visuelle organisée selon une dynamique latérale qui se réduit à un effet de dégradé. Quel que soit leur degré de stylisation, les frises épousent le mouvement du cortège ou de la proces­sion et sont affectées d’une dimension surnaturelle ou magique. C’est ainsi que les frises de bas-relief qui décoraient les murs des tombeaux égyptiens avaient pour fonction de métaphoriser le passage : à l’origine des bandeaux visuels décoratifs, il y a le désir de perpétuer pour le mort les choses vues et vécues par lui. C’est ainsi que Ludwig Binswanger pouvait avancer que le monde qui se révèle dans l’interstice de la frise qui suture la surface vide du mur n’est pas celui de l’action ni de la connaissance, mais un lieu de reconnaissance (9) : le filet de pellicule qui traverse l’espace, matérialisant la diminution de l’expérience et la perte de l’adhérence au monde, devient la métaphore de la mise à distance de l’existence.

Le panneau : transparence et réfraction

A l’horizontalité des bandeaux de film Etfe répond la verticalité des panneaux de verre acrylique auxquels l’artiste travaille depuis 2001. Le verre acrylique permettant de traiter des supports de grandes dimensions sans augmenter leur épaisseur, les panneaux, rectangulaires utilisés par l’artiste mesurent 145 x 350 cm pour une épaisseur de 2 mm. Ils ne sont pas ap­puyés en porte à faux contre le mur à la manière des Slab Paintings de John McCracken, mais sont suspendus à vingt centimètres de la paroi sur laquelle ils forment une saillie légère et sont recouverts au pistolet d’une fine couche de peinture blanche uniforme qui se densifie régulièrement vers le haut, donnant à voir un glissement vertical de la transparence à l’opacité. A la base du panneau, on distingue le mur qui apparaît ton sur ton en transparence à travers la plaque ; au sommet, on perçoit la distance qui sépare la plaque du mur. Le passage de la perception intérieure de la différence (entre la surface blanche du mur et la surface transpa­rente de la plaque) à la perception extérieure de l’identité (entre la surface blanche du mur et la surface blanche de la plaque) donne à voir la formation d’une aura sans objet. 

L’expérience phénoménologique de la surface se constitue en-deçà de toute détermination sensible : elle se maintient dans la sphère transcendantale du visible qui précède la donation de ce qui est vu. Les sculptures de Susanna Fritscher donnent ainsi à voir la condition, ou le lieu de la vision, c’est-à-dire le visible en tant que visible à la manière de l’eau, de l’air et d’une série de corps phosphorescents qu’Alexandre d’Aphrodise, dans son commentaire du De Sensu, appelle des diopta (verres, cristaux ou pierres translucides) (10), ou encore à la manière des Rotating Glass Walls de Bruce Nauman, une installation créée en 1970, constituée de quatre ci-maises agencées en carré sur lesquelles sont rétro-projetées quatre boucles de film identiques. Le film est l’enregistrement de la rotation d’une plaque de verre autour d’un axe horizontal médian : le cadrage est choisi de telle manière que la plaque de verre verticale coïncide exactement avec la surface de projection. Il est ainsi impossible à l’observateur d’avoir un repère spatial quelconque en dehors de la position de la plaque de verre oscillant entre transparence et vide. Comme les Rotating glass walls de Nauman, les verres acryliques de Susanna Fritscher se tiennent sur cette ligne de crête qui sépare la transparence de l’absence de surface : elles mettent en scène la plus infime différence constructible : le glissement imperceptible de ce qui se donne à voir à ce qui se retire, ou encore le visible libéré de ce qui est vu, peut-être aussi libéré de la vision, sous les espèces d’une surface transparente agencée sur du vide.

A partir de 2005, l’artiste s’affranchit de la picturalité et teinte les panneaux de verre acrylique par impression numérique. En 2006, Susanna Fritscher crée une série de panneaux teints en blanc (11) installés à un mètre-vingt de distance l’un de l’autre, selon un rapport d’opacité et de transparence droite/gauche inversé de sorte qu’un panneau fonctionne comme le négatif de l’autre. Envisagées de l’extérieur, les plaques pré­sentent une densité uniforme : par une inversion du dispositif ordinaire de la peinture reposant sur un dualisme du support et de la couverture, ce qui se donne à voir n’est pas inscrit à la surface du panneau, mais situé derrière celui-ci. Il ne s’agit pas d’un subjectile mais d’un écran, derrière lequel les formes se diluent dans un halo coloré.

En passant entre les deux plaques, le sujet regardant déconstruit la densité uniforme de la surface, activant la différence au sein d’un milieu indifférencié. Le passage du corps du visiteur entre les plaques de verre acrylique en activant les propriétés des parois qui se répondent l’une à l’autre comme des miroirs inversés, crée un système saturé clos sur lui-même, constitué à partir d’un principe unique de variation d’intensité où se déploie le spectre optique qui conduit de l’incidence à la réfraction.

Cette recherche autour de la matérialisation de la surface trouve un précédent dans une oeuvre de Dan Graham de 1966 le Project for slide projector : construisant physiquement le concept de densité, l’artiste dessine dans sa pièce le spectre qui conduit de la transparence à l’opacité, un spectre qui fournira la matrice des constructions  architecturales auxquelles il travaillera à partir de l976. (12) Le Project for slide projector est constitué de 80 diapositives couleur de format 24 x 36 et d’un projecteur à carrousel. Les diapositives, projetées sur un écran à 5 secondes d’inter­valle, donnent à voir, sur une surface vitrée, le passage progressif de la transparence à la réfraction, c’est-à-dire un phénomène d’opacification.(13)Il s’agit d’un dispositif optique pur : une mise en scène du milieu dans lequel s’actualise le visible. Soit la structure du dispositif : une boîte rectangulaire formée de quatre panneaux de verre. Le haut est ouvert, le sol est recouvert d’un miroir.(14) Un appareil photo 35 mm prend un cliché de l’extérieur de la boîte, depuis l’une des deux faces longitudinales, la mise au point étant faite sur le panneau, cadré plein champ. La boîte étant basculée d’un degré dans le sens des aiguilles d’une montre, le second cliché est pris depuis un des grands côtés. Le point focal, plus éloigné, se situe à l’intérieur de la boîte à une distance égale à celle qui sépare l’appareil photo de la plaque de verre. Le troisième cliché est focalisé à une distance deux fois égale et dans le quatrième cliché, le point focal cor­respond au centre du cube vitré. Une seconde boîte en verre est installée à l’intérieur de la première, puis l’opération est répétée cinq fois. Les cinq boîtes sont toujours photographiées dans le même ordre. Dan Graham obtient ainsi vingt prises de vue qui sont dupliquées quatre fois. La première série suit l’ordre de la prise de vue. La seconde est rangée dans l’ordre inverse. La troisième et la quatrième reprennent respectivement le dispositif de la première et de la deuxième série. Au fil de l’opération, l’éclairage change : d’abord, l’espace transparent laisse pénétrer la lumière, puis l’illusion de perspective créée par le jeu des reflets entre intérieur et extérieur s’amplifie à mesure que l’on ajoute des boîtes dans les boîtes jusqu’à ce que la surface se transforme en miroir et que la lumière devienne opaque. La profondeur est annulée : il n’y a qu’une zone mobile de netteté à l’intérieur de laquelle rien ne peut advenir, sinon l’expérience du lieu en tant que lieu.

Projections : halos et dissolution

Depuis 2010, Susanna Fritscher travaille à une série de projections intitulées Spektrum, un terme qui, renvoyant simultanément à la décomposition du visible et aux modalités d’apparaître de l’invisible, apparaît dans l’œuvre de l’artiste comme une sorte d’auto- comentaire : des images constituées de contrastes noir et blanc réalisées sur photoshop, jouant sur le passage de la lumière à travers l’objectif du projecteur ou sur son obstruction, se succèdent en fondu enchaîné selon un procédé qui permet de gérer au millième de seconde les temps de passage (fade) et les pauses entre les différentes valeurs de noir et de blanc en contrôlant les intensités et les variations du flou au net. La série des Spektrum envisagée dans sa continuité décrit, sous la forme une combinatoire ouverte, obéissant à des déterminations logiques, les mouvements d’apparition et d’effacement d’un champ constitué de lumière pure, antérieur à la construction de l’objet.

Spektrum 1-4 :  mouvement concentrique de la clarté à l’obscurité.

Spektrum 5 : mouvement excentrique de l’obscurité à la clarté  et concentrique de la clarté à l’obscurité.

Spektrum 6 : mouvement concentrique de la clarté à l’obscurité et excentrique de l’obscurité à la clarté.

Spektrum 7 : mouvement excentrique de la clarté à l’obscurité.

Spektrum 8 : mouvement excentrique de la clarté à l’obscurité et concentrique de l’obscurité à la clarté.

Spektrum 9 : Alternance progressive de la clarté à l’obscurité et de l’obscurité à la clarté.

Spektrum 10 : Inversion des valeurs du clair et de l’obscur, de l’excentration et de la concentration.

En 2002, Ceal Floyer installait un projecteur sans diapositive, dont le diaphragme à la recherche de l’image ne cesse de s’ouvrir et de se fermer, produisant un cadre de lumière qui oscille entre flou et netteté. La pièce de Ceal Floyer, Autofocus, est un dispositif d’inquiétude plaqué sur du mécanique : il n’y a plus de surface, l’image est absente et la machine ne fait que la chercher. Spektrum, version systématique, sérielle et dénuée des connotations existentielles de la machine célibataire inventée par Ceal Floyer, met en question de la notion de cadre entendue comme condition a priori de l’image. Le cadre s’auto-engendre par le passage insensible d’un contraire à un autre obéissant à une série de variations systématiquement construites : quand l’intensité lumineuse augmente, le cadre se dessine ; quand il diminue, le cadre s’estompe. En dessinant des halos sans lignes ni polarisations, des phénomènes de résolutions lumineuses purs, la série des Spektrum dresse le lexique, peut-être interminable, de l’apparaître.

« L’objet de la vue, c’est le visible », écrit Aristote dans le chapitre de son traité de l’âme consacré à la vision. Le visible, c’est, en dehors de la couleur, « une espèce d’objet qu’il est possible de décrire par le discours mais qui en fait n’a pas de nom, le diaphane (diaphanes). »(15) Selon Aristote, le diaphane est une sorte de mixte entre les éléments de l’air et de l’eau. Il fonctionne comme un milieu entre l’objet et l’œil mais agit également comme un principe actif et pénètre plus ou moins tous les corps composés, lesquels renferment en proportion variable de l’air et de l’eau. La nature du diaphane s’étend ainsi à travers tous les corps. La lumière est l’acte du diaphane indéterminé, et les couleurs sont les diaphanes déterminés qui résident dans les corps. La couleur d’un corps solide est la limite, c’est-à-dire la surface non du corps lui-même, mais du diaphane qui est en lui. Celui-ci, « par lui-même invisible et incolore », est une pure dynamis, et son actualisation est la lumière non-colorée. La lumière, c’est le diaphane en acte et le diaphane lumineux, la condition de la visibilité. L’imperceptible matérialisation de la transparence est l’actualisation de l’incolore, qui est le réceptacle de la couleur, comme le silence est celui du son. L’obscur (le très peu visible, le presque invisible) est la qualité du diaphane en puissance, la qualité du diaphane en acte étant la lumière. Et là où le diaphane n’existe qu’en puissance, là également règne l’obscurité. C’est donc toujours le diaphane qui est tantôt obscurité, tantôt lumière.

Les dispositifs optiques imaginés par Susanna Fritscher s’inscrivent dans le courant transcendantal qui, de Dan Graham à Bruce Nauman, Anthony McCall, Michael Asher ou Ceal Floyer, traverse les pratiques de l’art contemporain. Mise en scène d’une vision sans objetou d’une spatialité sans profondeur, toutes ses oeuvres donnent à voir l’interaction de la vision et de la lumière, et le déploiement de la lumière dans son élément : enquêtant sur la portée de l’apparaître, elles visent à revenir, selon les mots de Merleau-Ponty, à « ce mélange du monde et de nous qui précède la réflexion. » La lumière, en deçà de toute détermination de point de vue, est ce qui rend opérant le regard en le faisant passer de la puissance à l’acte : il s’agit de remonter en deçà de la modélisation de la vision à partir de l’ « objectif » (qu’il faut entendre en deux sens), au vi­sible par soi. Bandeaux, panneaux, projections procèdent à l’annulation de la perception des sensibles communs (grandeur, existence, forme, mouvement), c’est-à-dire les données spatiales auxquelles les sens autres que la vue peuvent accéder, au profit de la perception des sensibles propres, la lumière et la couleur, c’est-à-dire la substance du diaphane. La lumière marque la limite de la visibilité, elle isole le minimum sensible derrière lequel il n’y a aucune grandeur à quantifier : ce qui reste est un simple support topologique. Susanna Fritscher fait ainsi l’hypothèse d’une vision à la fois sans objet et sans sujet : pour en faire l’expérience, il faut que le regard s’identifie à la vision, qu’il soit par lui-même la vue, apte à saisir le visible. « Ainsi on se donne d’emblée le plus difficile, le plus mystérieux, la vue saisissant le visible, le visible saisissable par la vue. »(16)

1 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard (Seuil), 1964, p. 192.
2 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 17.
3 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 18.
4 M. Merleau-Ponty, « L’entrelacs, le chiasme », Le visible et l’invisible, op. cit., p. 175.
5 Johannes Wolfgang Goethe, « Sur Laoocon » [1798], Ecrits sur l’art, trad. Jean-Marie Schaeffer, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 170.
6 Leon Battista Alberti, De Pictura, livre I, trad. J. L. Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 115.
7 Note rédigée pour le festival de Knokke-le-Zout.
8 « Viewers withdrew attention from the projected frame, while the light which was cast back onto them, increased their awareness of themselves as viewers. Without a camera directed point of view located within the film, viewers recorded their own point of view, external to the picture plane. The light from the cinematic frame was reflected back, as well, to its source of generation – the projector – and onto the material and the room itself. » Michael Asher, Writings 1973-1983 on Works 1969-1979, éd. Benjamin Buchloh, Halifax, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design, 1983, p. 72-75.
9 Ludwig Binswanger, Le problème de l’espace en psychopathologie [1932], trad. Caroline Gros-Azorin, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1998.
10 Alexandre d’Aphrodise, Commentaire au De Sensu et Sensibili d’Aristote, éd. Ch.Thurot, Paris, 1875.
11 L’artiste utilisera par la suite d’autres teintes, notamment dans sa propositionpour l’aménagement des rampes d’accès du nouvel aéroport de Vienne : ces espaces detransit, traités comme de purs espaces de déplacement en dégradés de couleurs marquent d’ailleurs un retour de la problématique du panneau à celle du film, les couloirs apparaissant comme des rubans de lumière cristallisée que la perspective fait apercevoir comme des faisceaux.
12 Dan Graham et Anne Rorimer, Buldings and Signs, Chicago, Art Institute of Chicago 1981.
13 Voir la description de la pièce par Dan Graham, « Photographs of Motion », End Moments, New York, Specific Objects, 1969, p. 34-36.
14 On retrouve dans le travail de Susanna Fritscher la même mise en question du plan  d’inscription qu’elle obtient en couvrant des sols d’une couche de silicone très réfléchissante, comme par exemple, en 2011, le sol de la cour intérieure du Fonds régional d’art contemporain de Metz.
15 Aristote, De l’âme, II, 7. Sur la question du diaphane : Emmanuel Alloa, Das durchscheinende Bild. Konturen einer medialen Phneomenologie, Zurich, Diaphanes, 2011, p. 91 sq.
16 Gérard Simon, Archéologie de la vision. L’optique, le corps, la peinture, Paris, Seuil, 2003 (Des travaux), p. 188.